cbu@bw.diaspodon.fr reviewed Ce qui fait une vie by Judith Butler (ZONES)
La précarité et ceux qui méritent d'être pleurés
5 stars
Ce livre de Judith Butler est composé de plusieurs chapitres qui, s'ils ne sont pas totalement indépendants, sont traitent malgré tout de problématiques différentes.
Le livre commence par une introduction à la notion de précarité chez Butler. La précarité, le besoin vital que nous avons des autres, est quelque chose de partagé par tout le monde, mais certaines personnes peuvent s'en abstraire de par leurs conditions matérielles. Judith Butler pose alors la question des vies que nous reconnaissons comme telles, celles qui "méritent d'être pleurées", celles avec lesquelles nous nous identifions et de celles qui, au contraire, passent inaperçues.
Le premier chapitre s'intitule "Survivabilité, vulnérabilité, affect". Ce chapitre reste assez théorique, et lié à l'introduction. Judith Butler y pose la question des cadres qui rendent certaines vies pleurables et d'autres non. Elle montre que nos cadres cherchent à rendre certaines vies non pleurables, en s'appuyant à la fois sur la …
Ce livre de Judith Butler est composé de plusieurs chapitres qui, s'ils ne sont pas totalement indépendants, sont traitent malgré tout de problématiques différentes.
Le livre commence par une introduction à la notion de précarité chez Butler. La précarité, le besoin vital que nous avons des autres, est quelque chose de partagé par tout le monde, mais certaines personnes peuvent s'en abstraire de par leurs conditions matérielles. Judith Butler pose alors la question des vies que nous reconnaissons comme telles, celles qui "méritent d'être pleurées", celles avec lesquelles nous nous identifions et de celles qui, au contraire, passent inaperçues.
Le premier chapitre s'intitule "Survivabilité, vulnérabilité, affect". Ce chapitre reste assez théorique, et lié à l'introduction. Judith Butler y pose la question des cadres qui rendent certaines vies pleurables et d'autres non. Elle montre que nos cadres cherchent à rendre certaines vies non pleurables, en s'appuyant à la fois sur la destructions de l'essentiel des poèmes écrits à Guantanamo, qui risquaient de rendre ses détenus "humains", ou en tous cas pleurables, et des photographies, dont elle proposera une analyse plus poussée dans le chapitre suivant.
Le second chapitre, "La torture et l'éthique de la photographie : penser avec Susan Sontag" se penche davantage sur les photos prises à Guantanamo et à Abu Ghraib. S'opposant à l'argument de Sontag selon lequel la photo ne véhicule pas de récit tout en reprenant dans une large mesure ses thèses, elle mène une réflexion ou s'entremêlent la poursuite de la question du rapport aux vies non pleurables par excellence –celle des prisonniers– et une réflexion sur la valeur de la photographie comme élément de récit.
Le chapitre 3 s'intitule "La politique sexuelle, la torture et le temps laïque". Ce chapitre est consacré à l'opposition que l'on retrouve dans le discours publique (parole politique, médias) concernant une opposition entre le féminisme et les droits des minorités sexuelles et les religions –de fait, l'Islam– accusées de s'opposer à cette libéralisation. Butler montre que cette opposition est construite, et pose la question de ce que nous appelons aujourd'hui la convergence des luttes contre la répression et la violence que reçoivent à la fois les racisé⸳e⸳s musulman⸳e⸳s, les femmes et les minorités sexuelles. Elle pointe du doigt l'instrumentalisation des combats pour les droits de ces dernièr⸳e⸳s qui sont utilisés pour discriminer les premièr⸳e⸳s.
Dans le chapitre suivant, "Ne-pas-penser, au nom du normatif", Butler poursuit cette réflexion en montrant comment une certaine "norme" nous impose de nous identifier selon certaines modalités –de genre, de race, de religion, d'orientation sexuelle etc.– sur lesquelles nous n'avons pas de prise. Elle montre comment le cadre libéral et celui du "multiculturalisme" nous empêchent de sortir de ces cadres en imposant une norme vis-à-vis de laquelle nous devons nous identifier selon là où nous n'y répondons pas, empêchant de fait la convergence des luttes, chaque lutte devenant spécifique vis-à-vis de cette norme. Elle propose de se visibiliser sur cette norme, de la remettre en cause afin de la dépasser.
Le dernier chapitre s'intitule "L'appel à la non violence". Dans ce chapitre, Butler conçoit la non-violence comme une lutte. Revenant au sujet de la précarité et des relations nécessaires entre individus, elle montre comment la non-violence constitue en fait un effort, presque une lutte contre la violence qui vit en nous. Elle montre comment cette violence peut être dépassée en prenant conscience de la précarité des autres. Elle termine par "Dans ce sens, la non-violence n'est pas un état pacifique, mais un combat social et politique destiné à rendre la rage articulable et efficace - c'est un « fuck you » soigneusement élaboré".
Le livre est difficile d'accès –plus que ce à quoi je m'attendais en tous cas. Je le trouve intéressant, et très actuel malgré les 12 ans qui se sont passés depuis son écriture. Les chapitre sur les vies qui sont finalement "dispensables" et celles qui ne le sont pas sont toujours là, le fait que les violences policières ne soient parues dans l'espace public qu'après que des blancs aient été blessés le montre. L'instrumentalisation des luttes féministes et LGBTQIA+ à des fins racistes sont toujours présentes, d'autant plus dans la bouche des responsables du RN et les libéraux ne se privent pas pour leur emboîter le pas. Le dernier chapitre m'a beaucoup posé question. J'ai eu l'occasion de lire les Damnés de la Terre de Fanon, qui pense la violence sur un autre mode, mais je ne pense pas que les deux discours s'opposent. Il me semble que Butler ne pense pas ici à la violence envers l'état ou envers les idéologies néofascistes, puisque son livre porte justement sur une convergence des luttes en ce sens, mais plutôt sur la division entre la violence qui, de fait, est attisée entre les précaires. En ce sens, il me semble que la violence que nous pouvons ressentir est effectivement sans doute un risque pour la convergence, mais dans le même temps, et comme elle le souligne, non-violence ne signifie pas inaction.