Il était debout, pieds nus, dans la poussière, la chaleur et les relents du port, sous la maigre tente d’un petit café où quelques cliens s’étaient affalés sur des chaises, dans le vain espoir de se protéger du soleil. Son vieux pantalon roux descendait à peine jusqu’aux chevilles, et l’osselet pointu, l’arête du talon, les longues plantes calleuses et tout excoriées, les doits souples et tactiles appartenaient à cette race de pieds intelligents, accoutumés à tous les contacts de l’air et du sol, endurcis aux aspérités des pierres, qui gardent encore pays méditerranéen à l’homme habillé un peu de la libre aisance de l’homme nu. Pieds agiles, si différents des supports gauches et lourds enfermés dans les souliers du Nord… le bleu délavé de sa chemise s’harmonisait avec les tons du ciel déteint par la lumière de l’été ; ses épaules et ses omoplates perçaient par les déchirures de l’étoffe comme de maigres rochers ; ses oreilles un peu allongées encadraient obliquement son crâne à la façon des anses d’une amphore ; d’incontestables traces de beauté se voyaient encore sur son visage hâve et vacant, comme l’affleurement sous un terrain ingrat d’une statue antique brisée. Ses yeux de bête malade se dissimulaient sans méfiance derrière des cils aussi longs que ceux qui ourlent la paupière des mules ; il tenait la main droite continuellement tendue, avec le geste obstiné et importun des idoles archaïques qui semblent réclamer des visiteurs de musées l’aumône de l’admiration, et des bêlements inarticulés sortaient de sa bouche grande ouverte sur des dents éclatantes. — Il est sourd-muet ? — Il n’est pas sourd. Jean Démétriadis, le propriétaire des grandes savonneries de l’île, profita d’un moment d’inattention où le regard vague de l’idiot se perdait du côté de la mer, pour laisser tomber une drachme sur la dalle lisse. Le léger tintement à demi étouffé par une fine couche de sable ne fut pas perdu pour le mendiant, qui ramassa goulûment la petite pièce de métal blanc et reprit aussitôt sa station contemplative et gémissante, comme une mouette au bord d’un quai.
— Nouvelles orientales by Marguerite Yourcenar (Page 79)